La Démo
Etienne Cliquet, décembre 2010




  1. Introduction
  2. Expériences en la matière
  3. Qu'est ce qu'une démo ?
  4. Des mots de démos
  5. Démo politique
  6. Extension du domaine de la démo
  7. Conclusion


1. Introduction

  • Qui parle de démo ici ?

    La démo, expression forgée au cours de l'histoire de l'informatique, désigne la présentation d'une oeuvre matérielle ou logicielle au cours de laquelle son protagoniste la manipule, la commente et en discute devant une assemblée. La démo m'est toujours apparue particulièrement intéressante dans le champ de l'art. Ni performance, ni conférence, ni exposition, la démo trace une voie à part, propre à des oeuvres manipulables, dotées de fonctions. Ces oeuvres/outils proviennent pour la plupart d'une culture d'Internet, des machines, des interfaces et des logiciels. Dans une expo, on part des pièces pour réfléchir ; dans une démo, on teste des processus. Il faut considérer ces oeuvres/outils comme des matrices, c'est-à-dire des possibilités de formes.
    Le collectif d'artistes Téléférique que j'ai co-initié avec Sonia Marques a adopté la démo comme forme de présentation publique de ses activités de 1999 à 2005. Les démos de Téléférique n'auraient pas vu le jour sans la complicité que Sonia et moi avons eu, d'où a surgi la conviction d'en organiser environ tous les deux mois durant cinq ans dans des lieux constamment différents. Nous avons pu compter au fil des années sur la collaboration régulière de Robin Fercoq, Emmanuel Lamotte et Makoto Yoshihara et la participation occasionnelle d'invités d'horizons divers1. Il reste très peu d'images de nos démos, sauf exception comme la démo n°13. Un texte est la manière que j'ai trouvée pour restituer cette expérience qui me servira de point de départ pour mettre en perspective la démo avec la question des outils. Moins que la préservation d'une espèce en voie de disparition, j'essaierai de montrer en quoi l'évolution de la démo est une véritable clé pour décrypter certains phénomènes contemporains.


  • La petite armée

    Je vais tenter dans ce texte de coordonner mes arguments comme une petite armée mais la démo fait écho à une question existentielle, une aporie devant laquelle je me suis trouvé bien souvent désarmé. Comment s'y prendre dans la vie ? Faut-il montrer comment on fait et avec quels outils ? Qu'est-il judicieux de présenter de son activité ? Je me suis gouré plein de fois. Des choses, des gestes et des mots peuvent dépasser ma pensée et ne s'effacent pas de la tête des gens. Cela m'aura joué des tours. Ce qui doit être montré ou non, reconnu ou pas, m'apparaît toujours compliqué dans les situations les plus ordinaires. Dans la vie amoureuse, dire mon sentiment suscite tant d'appréhensions, l'impression désagréable d'en avoir trop dit ou pas assez. Nous ne sommes jamais à l'abri de la maladresse. Ce sont malheureusement les regrets qui m'ont fait évoluer. Le deuil, la solitude et la rupture nous servent à tâtonner. L'équation se traduit en termes similaires pour la démarche d'un artiste. Ce qu'il retient ou lâche publiquement de son travail aura des conséquences considérables sur l'interprétation de sa démarche. Mais l'artifice de l'art offre une seconde chance sur les difficultés de la vie. Si l'art se manifeste à travers des outils, peut être permettent-ils de prendre une revanche sur la maladresse.
    Montrer ses outils reste une question épineuse. Ils apportent la preuve de notre faiblesse. Sans eux, nous sommes démunis, déspécialisés. Chacun de nous doit s'appuyer sur quelque chose pour y arriver : une béquille pour compenser un handicap, un complexe ou une dépendance. Nous n'aimons pas nous le faire rappeler. Pourtant, notre fragilité s'exprime en creux dans les outils et la démo constitue dès lors un hommage que nous leur rendons.
    Montrer ses outils est délicat pour une autre raison, un tabou. Quelque chose d'archaïque et primitif sourd dans la démo : les outils comme attributs sexuels. Il peut paraître intime voire indécent de montrer ses outils et comment ils fonctionnent parce qu'ils portent en eux une connotation sexuelle. On peut en juger par l'élégance de James Bond avec ses gadgets high-tech, le sex-appeal de Lara Croft avec ses armes à la ceinture sur ses hanches de rêve mais aussi par la maladresse du Capitaine Caverne avec son énorme gourdin… La technique perçue comme triviale peut effrayer certains esthètes. Pourtant l'exposition contient aussi un tabou de taille. Montrer des objets dans un espace blanc quasi-sanitaire connote le scatologique. L'urinoir de Marcel Duchamp, la merde d'artiste de Piera Manzoni indexée au prix de l'or ou plus récemment Cloaca de Wim Delvoye n'en sont-ils pas les signes indélébiles ?


  • Quid des outils ?

    Les outils des artistes restent le plus souvent assignés à l'intimité de l'atelier. L'histoire des expositions a mis en lumière ce que nous faisons avec (des objets) tout en laissant de côté la manière dont nous nous y prenons concrètement (les outils). L'histoire de la conférence a permis d'éclairer les enjeux des oeuvres par le commentaire mais la place des outils y est absente pour une raison simple : le corps est dissimulé derrière une table réduisant le locuteur à un tronc sans geste. Pas de corps, pas de geste, pas d'outil. La performance quant à elle oriente le regard sur le corps en tant que médium, attribuant un rôle secondaire aux outils. Encore aujourd'hui, le choix des outils ne mériterait pas d'être abordé tant l'artiste change de médium constamment et utilise les infinies possibilités de la technique. Conclusion, plus il y a d'outils, moins on en parle. L'outil est un impensé de la critique d'art.
    Les outils font partie de notre culture, au même titre que les images, les sons, les films, les jeux-vidéos et les objets. Les logiciels sont reconnus d'un point de vue juridique comme des oeuvres de l'esprit régies par le code de la propriété intellectuelle au même titre qu'une oeuvre artistique ou littéraire. En France, la loi du 3 juillet 1985 étend la notion d'oeuvre de l'esprit au logiciel. Aux Etats-Unis, le Computer Software Copyright Act est un amendement apporté au Copyright Act de 1973 faisant du logiciel l'expression d'une idée. Le mouvement du logiciel libre, autrement appelé gauche d'auteur, exprime différemment la même idée. Loin de subir les technologies, de nombreux artistes aujourd'hui développent une sensibilité aux outils, en les utilisant ou en les développant.
    L'artiste Ma Chong réalise en 2008 la série Cité flottante. Pour ce projet, il a d'abord filmé des immeubles dans différentes villes en plan séquence, caméra à l'épaule. Il a ensuite importé le tout dans le logiciel AfterEffect en utilisant une fonction courante pour rétablir la stabilité d'un motif dans l'image, les immeubles en l'occurrence. Mais au lieu de masquer les effets de re-positionnement de l'image propre à l'algorithme comme on pourrait s'y attendre, Ma Chong ne recadre pas la vidéo et fait apparaître de façon très simple et poétique des immeubles stables dans un cadre flottant. Utiliser un outil pour lui-même (auto-reflexivité) s'avère une façon de l'utiliser contre lui-même de façon poétique ou critique2. Dans la mouvance du software art, Adrian Ward a développé depuis 2002 Auto-Illustrator, une version déviante du logiciel de dessin vectoriel Illustrator de la société Adobe. À l'usage, Auto-illustrator fonctionne à l'encontre de l'utilisateur en prenant la main inopinément sur les choix de celui-ci. Adrian Ward a présenté ce projet à maintes reprises au public sous forme de démo ces dernières années3. Beaucoup d'artistes utilisent mais aussi conçoivent des programmes informatiques qui fonctionnent tant comme des outils que des oeuvres : des matrices dont l'utilisation en public devient un mode de visibilité. Ce type d'oeuvre numérique nécessite d'être téléchargé, installé, manipulé, configuré sur une machine pour être montré.
    La pratique de la démo et du téléchargement prend à contre-pied l'économie de la rareté qui prédomine dans le monde de l'art. Que ce soit Runme.org, Téléférique.org en son temps, ces plate-formes mettent à télécharger des logiciels qui fédèrent des groupes d'utilisateurs. La communauté du live-coding en est un exemple. Le live-coding (coder en direct) consiste à programmer devant un public. C'est une démo au cours de laquelle le code informatique est écrit et exécuté par l'artiste en vidéo-projection devant une assemblée. On rencontre plusieurs façons de faire du live-coding. Certains utilisent des outils existants comme Max-msp ou Pure-data. D'autres membres de cette communauté développent leurs propres outils à l'instar de Dave Griffith et son projet Fluxus.


2. Expériences en la matière

  • Démos en appartements

    J'ai sans doute vécu mes premières démos dans des appartements avant de les vivre en public. C'était à Paris et sa banlieue à la fin des années 90. J'entendais parler d'untel du bouche-à-oreille parce qu'il faisait des choses étranges avec son ordinateur, qu'il soit plutôt artiste, plutôt musicien, plutôt scientifique, plutôt chômeur. Je crois que les férus et curieux d'informatique tenaient à se rencontrer parce qu'ils vivaient souvent reclus chez eux. L'avènement du Web dans les années 90 leur offrait l'opportunité de se socialiser. La mise sur le marché de l'ordinateur personnel dans les années 80 avait engendré au fil des années beaucoup d'autodidactes. Le PC avait débarqué à l'intérieur des foyers ou d'une chambre d'ado. qui se l'étaient appropriés avec les moyens du bord, en amateurs.
    La prise de contact avec de nouveaux collaborateurs au sein du collectif Téléférique avait lieu dans les appartements des uns et des autres pour une raison évidente : nous allions où étaient les ordinateurs, chez les gens. Les ordinateurs portables étaient encore chers et peu répandus, surtout pour les étudiants ou jeunes travailleurs que nous étions. Aujourd'hui, les rendez-vous se donnent au café, en terrain neutre, avec des portables connectés en Wifi. Les démos peuvent avoir lieu un peu partout. Donc Sonia et moi recevions beaucoup de monde dans notre appartement à Charenton. Il nous arrivait fréquemment d'être parachutés chez de parfaits inconnus, devant un ordinateur entre le frigo et le canapé-lit, dans la tanière d'un nerd. Les présentations faites, la démo commençait naturellement. On se montrait des fichiers, des programmes et on essayait de comprendre comment ils fonctionnaient, avec quel logiciel, quel langage de programmation, sur quel ordinateur. Je vivais ces moments comme des visites d'atelier mais en plus intime encore. S'y dévoilait l'économie de chacun à travers une foule de petits détails anodins. Nous venions pour voir des choses sur ordinateur mais c'était un tout : l'obligeance de se déchausser en rentrant, un chat qui rode, le courrier des impayés sur le coin de la table, les premiers gestes nerveux et agiles de raccourcis clavier improbables, le silence à attendre le chargement d'un programme, la trace de doigt sur l'écran, les commentaires un peu embrouillés et les questions abruptes, les habitudes tatillonnes de notre hôte, le verre d'eau qu'on ne boit jamais, l'autorisation de fumer une cigarette à la fenêtre pour prendre du recul, le nom des dossiers personnels qui apparaissent sur l'écran, le tapis de souris un peu ringard, le conjoint qui débarque et ne comprend pas. L'organisation des démos publiques par la suite fut une manière de garder ces moments tels quels, intacts.
    Assister à une démo fait écho à ma première rencontre avec un ordinateur, un épisode personnel de mon enfance bien antérieur à l'expérience en collectif. Mon cousin et moi étions très différents et très proches. Nous avons beaucoup joué ensemble. J'étais d'un tempérament timide et réservé tandis qu'il était plutôt expansif et rencontrait par ailleurs des difficultés scolaires. Ses parents s'en inquiétaient et l'emmenèrent consulter une psychologue. Celle-ci ne tarda pas à les convoquer, proposant l'expérience suivante :
    « Votre fils rencontre des difficultés à se concentrer sur ses exercices à l'école parce qu'il entretient presque exclusivement des relations de séduction avec son entourage. Pouvez vous lui procurer un ordinateur ? Il s'agit d'un nouvel appareil qu'il aura sans doute envie d'explorer mais qu'il aura bien du mal à séduire ».
    C'est ainsi qu'apparu autour de 1985 un ordinateur TO7 de Thompson dans sa chambre. Habituellement, les parents encouragent les bons résultats. Dans sa famille, c'était le contraire... J'étais un tantinet jaloux. Ce nouvel objet permettait de jouer et d'apprendre. Il représentait un soutien voire un médicament censé guérir. Bon an mal an mon cousin se familiarisa avec une technologie qui allait inonder le monde du travail. Cet ordinateur n'était pas le mien donc j'occupais un poste d'observateur, un préalable à la démo. Il passait de longs moments dans sa chambre à recopier les lignes de code d'un manuel. Puis il m'appelait pour venir voir et faisait une démo, m'expliquant ce qu'il venait de faire tout en appuyant sur des combinaisons de touches pour me montrer. Il avait programmé entre autres une spirale carrée, complètement raide comme la police mais dont le statut m'intrigua : elle était à la fois écrite et dessinée, codée par un langage spécifique et générée par la machine. C'est ainsi que je m'initiai à ce monde naissant, fait de machines électroniques, de connaissances, de gestes et de discussions.


  • Exposition et fuite mémoire

    Pour un artiste, l'exposition est son espace de prédilection. Toutefois, Téléférique proposait à ses collaborateurs d'autres formes de visibilité de leur travail : le téléchargement sur Internet d'une part et la participation à des démos publiques d'autre part. Internet et l'art sont deux cultures qui se croisent mais ne se confondent pas facilement. Le téléchargement et la démo font partie de la culture informatique au même titre que l'exposition participe de la culture de l'art depuis le milieu du XIXe siècle. Le passage de l'un à l'autre est donc soumis à une forme de traduction ou de regards croisés. Je considère la démo dans le champ de l'art comme une entreprise inter-culturelle à ce titre.
    Des raisons très pratiques nous ont guidés à faire des démos plutôt que des expos. Le temps de l'exposition (deux mois environ) ne convient pas au fonctionnement d'un logiciel. Car exposer un programme ne va pas de soi. En tournant plusieurs heures d'affilée sur un ordinateur, un programme est sujet à un phénomène appelé « fuite mémoire » . Dans le jargon informatique, une fuite de mémoire est une occupation croissante et non contrôlée de la mémoire vive par un logiciel. Le phénomène est très répandu et difficile à contrôler. Au mieux l'ordinateur ralentit, au pire il plante complètement. Avec une exposition de pièces technologiques, on finit par faire de la maintenance plutôt que de l'art.
    Il fallait donc trouver autre chose qui puisse mettre en valeur le ressort de ces nouveaux outils, leur manière d'être : manipulés, commentés, configurés, téléchargés. Nous nous sommes tournés vers la démo plutôt que l'expo prenant le risque de se marginaliser du circuit des expositions. Pour moi, ce choix comportait une valeur critique envers l'exposition elle-même que je commençais à percevoir comme une sorte de routine vide de sens, souffrant elle aussi de fuite mémoire… L'espace d'exposition me paraît incontournable pour le rapport que l'oeuvre entretient à l'espace. Néanmoins, la rotation sans fin des expositions, propulsée par l'industrie culturelle en a fait trop souvent un appareil de valorisation du patrimoine culturel et de divertissement pour les politiques plutôt qu'un réel espace d'autonomie critique. Les récentes tentatives pour retracer l'histoire des expositions participent sans doute d'un questionnement salutaire.


  • Un plat qui se mange chaud

    Des appartements, nous sommes passés à différents contextes publics ou semi-publics tout en essayant de préserver la chaleur de ces premières rencontres. À nos débuts, nous nous sommes adressés à des espaces d'art associatifs, histoire de bénéficier d'un lieu quelques heures, d'un peu de visibilité publique mais aussi pour nous réunir et faire des démos en direction des uns et des autres. À l'aspect froid et austère d'une activité permanente sur le Web répondait la démo comme moment chaud, ponctuel et tangible. Internet est idéal pour travailler à distance 24h/24 et 7j/7 de façon quasi-anonyme via des serveurs partagés. Mais Internet nous lie autant qu'il nous sépare. Nous avions besoin de nous rassembler. L'équilibre entre le froid et chaud, Internet et les démos, le cru et le cuit4, a permis de penser une certaine esthétique des interfaces d'un côté5 et la place des gestes dans les espaces physiques avec les démos de l'autre.
    L'économie des moyens s'imposait à nous par manque de budget mais au fur et à mesure des années, nous n'avons pas cherché beaucoup plus de matériels. Une paire d'enceintes fabriquées à la main et un ordinateur portable IBM Thinkpad i Series 1400 furent quasiment nos seules acquisitions. De simples objets de papier venaient parfois augmenter l'espace : de très longues adresses Internet sur des bandes de papiers de couleur (Sonia Marques) ou des volumes en pliage de papier générés par ordinateur et assemblés à la main (Robin Fercoq). Cette économie de moyens nous a permis de voyager léger en faisant des démos un peu partout : des salles d'écoles d'art ou d'université, des coins de bureaux administratifs, des salles de cinéma, une usine désaffectée, un château, le toit de la cité Radieuse de Le Corbusier à Marseille. Les ingrédients d'une démo sont tout à fait ordinaires : un point de rencontre avec des micro-ordinateurs, une connexion, des enceintes, un vidéo-projecteur et un écran. Le reste tient dans les mains des participants et leurs outils.
    Selon les lieux, la tournure d'une démo pouvait varier avec des moments proches de la discussion, du concert, de l'émerveillement mais aussi de l'attente nécessaire pour redémarrer une machine. Si le dispositif est resté léger et collectif, le consensus n'était pas toujours au rendez-vous et l'ambiance était parfois tendue. Plusieurs conflits, coups de théâtre ont ponctués les démos, un risque encouru par la diversité des provenances des uns et des autres. Certains protocoles se sont imposés d'eux-même comme de passer tour à tour derrière les ordinateurs pour faire une démo de son propre travail ou celui d'un autre. L'auteur du logiciel n'est pas le mieux placé pour en faire une bonne démo. Makoto Yoshihara laissait volontiers d'autres que lui utiliser lOOp et bOOm, ses programmes sonores, admettant qu'on puisse en jouer mieux que lui. « Ce n'est qu'une démo » répondait-il à celui qui lui en demandait trop à propos de son interprétation.


3. Qu'est ce qu'une démo ?

  • Je vais vous montrer

    Dans le monde informatique, une démo consiste à montrer le fonctionnement et les possibilités d'un outil qu'il soit logiciel ou matériel en le manipulant et en le commentant. C'est un format plutôt court, de 10 à 30 minutes environ. On les enchaîne souvent les unes après les autres à l'occasion de rencontre collective. Comme toute forme vernaculaire, il n'existe pas d'origine précise de la démo6. Elle fait partie de la culture informatique comme le suggère l'iconographie de cette communauté. Les pionniers de l'informatique ont souvent été photographiés en pleine démo comme l'atteste la galerie de portraits qui orne le très long couloir du bâtiment principal de l'Institut de Technologie du Massachusetts (MIT) aux Etats-Unis, un des berceaux de l'informatique. Le Corridor Infini (infinite corridor) comme on le surnomme en raison de sa longueur de 250 mètres retrace l'histoire du MIT et les personnalités qui s'y sont succédées. Nombre d'entre eux (Vannevar Bush, Norbert Wiener et bien d'autres) sont photographiés aux cotés de leurs prototypes, en train de les manipuler devant une assemblée.
    On dit démo au lieu de démonstration sous la forme d'un diminutif ou un surnom comme on dirait Nat. au lieu de Nathalie. Ce n'est pas une démonstration théorique par A+B au sens mathématique du terme mais une confrontation avec l'outil. En montrant la manière dont on utilise quelque chose la démo montre plutôt qu'elle dit : « Je vais vous montrer plutôt que vous dire » s'exclame Douglas Engelbart au début de sa démo historique : La mère de toutes les démos, en 1968. Les informaticiens et ingénieurs font continuellement des démos, entre eux et auprès d'intéressés comme j'ai pu m'en rendre compte en visitant le Media Lab du MIT en août 2010.
    Dans son dictionnaire du jargon informatique, le hacker Eric S. Raymond évoque avec humour le caractère sain de la démo :
    « Une démo est toujours un moyen beaucoup plus efficace que tous les tests de la terre pour faire surgir les bogues les plus inattendus, surtout si elle est organisée en présence de clients importants7 » .
    Autrement dit, une bonne démo n'est pas une entourloupette commerciale pour vous vendre une camelote. Montrer comment ça ne marche pas est tout aussi intéressant que de bons résultats. D'ailleurs, un demo-monkey est le surnom attribué à quelqu'un qui réalise une excellente démo8. L'image du singe évoque ici la multiplicité des tests incongrus, une manière de sonder les limites d'une interface. Le sociologue et historien Richard Sennett distingue clairement l'informaticien qui va au-devant des problèmes pour les résoudre de celui qui dissimule les difficultés aux yeux de l'utilisateur, au risque de nuire à la qualité du travail : « Alors que Linux est fait pour découvrir les problèmes, la CAO est souvent utilisée pour les cacher. La différence explique pour une part le succès commercial de la CAO ; on peut s'en servir pour refouler la difficulté9. » . Douglas Engelbart exprime la même idée en comparant le tricycle de la bicyclette. Un tricycle est plus facile à conduire mais ne permet pas autant de choses qu'une bicyclette. Prendre un virage est beaucoup plus aisé avec un deux-roues par exemple. Il faut se méfier d'un outil qui a l'air plus facile d'usage mais dont les potentialités sont restreintes alors qu'un outil un peu plus long à appréhender s'avère parfois plus puissant. C'est le genre de chose que permet de révéler une démo.
    Par extension, le « mode démo » désigne aussi le mode dans lequel les programmes se mettent eux-même en démonstration (les jeux-vidéos y ont souvent recours). Andy Hertzfeld, un des fondateurs de l'interface graphique du Macintosh dans les années 80 préparait fréquemment des programmes en « mode demo »10. Ce qu'on appelle la « demo-party » et la « scène démo » est un autre phénomène né dans les années 80 en Europe du nord. Il s'agit d'un type de rassemblement au cours duquel les participants s'affrontent pour réaliser un programme avec le maximum d'effets (sonores et visuels) avec le minimum de ressources. Certains rassemblements comme Assembly en Finlande perdurent aujourd'hui et rassemblent chaque année plusieurs centaines de participants qui utilisent des PCs tels que Amiga, Atari ou le Commodore64. Même si l'esprit d'expérience et de rassemblement semble proche, la démo à laquelle je me réfère dans ce texte manifeste l'outil davantage que le produit de celui-ci.


  • Sketchpad d'Ivan Sutherland

    Une de mes démos préférées date de 1964 et a été filmée pour la télévision11. Il s'agit de la démo de Sketchpad, le premier logiciel de dessin assisté par ordinateur développé par Ivan Sutherland sur un ordinateur de la défense américaine, le TX-2. Il était alors tout juste diplômé du Lincoln Labs du MIT à Boston. Déjà, tout y est : le dessin vectoriel, les points de repères magnétiques, le copier-coller, l'enregistrement du dessin sur la mémoire de l'ordinateur, le zoom avant et arrière, la 3D. Cette démo historique est introduite par Steven Coons, codirecteur du Computer-Aided Design Project au MIT. Avec un sourire à peine dissimulé, il annonce la couleur : « Je vais vous montrer un homme qui parle aux machines[...] Il leur parle graphiquement ». Les mots sont simples. Ivan Sutherland au cours de la démo utilise les fonctions inédites d'un crayon optique pour exécuter quelques dessins très sommaires, désarmants de simplicité. Le résultat d'une démo reste souvent un alibi, permettant au spectateur d'entrevoir les possibilités de l'outil. L'alibi est un ingrédient nécessaire de la démo mais devient poison s'il ferme les possibilités d'interprétation de celui-ci comme nous le verrons plus loin.
    Au cours de la même année, une démo d'un autre genre mais tout aussi inédite va être retransmise à la télévision américaine. Elle a lieu sans ordinateur et dans une cuisine. Il s'agit de l'émission gastronomique The French Chef de Julia Child qui fut la première émission à braquer la caméra sur les mains de la cuisinière et ses outils comme le rappelle Richard Sennett : « Dans ses émissions de télévision, elle fut la pionnière des plans rapprochés pour que le téléspectateur voie bien les mains passer d'une tâche à une autre12. » . L'histoire de Julia Child est citée à titre d'exemple par Richard Sennett qui propose une définition élargie de l'artisan et auquel peut prétend l'artiste, l'informaticien, l'éducateur, l'architecte, la cuisinière... Plutôt qu'un simple travailleur manuel spécialisé, l'artisan représente plus largement une tendance à soigner son travail, à contrario d'une économie à court terme qui émaille la volonté de bien faire. Dans la lignée de la philosophie pragmatique et John Dewey en particulier, Richard Sennett montre à travers son investigation du travail et des outils que faire c'est penser. Julia Child n'invente pas de nouveaux outils comme Ivan Sutherland mais elle parle et bouge du haut de ses 1m85 avec une expérience des outils. Elle ne les cache pas et les exhibe fièrement. Sa cuisine entière est d'ailleurs maintenant exposée au Smithsonian Museum. J'aime l'affinité qu'entretient quelqu'un avec ses outils d'où surgit quelque chose, l'élégance, terme dont l'étymologie renvoie à un choix (electus en Latin) : le choix esthétique de soigner son geste, le choix politique de penser son activité.


  • La mère de toutes les démos

    Certaines démos informatiques sont devenues historiques et leurs protagonistes vénérés au point d'être surnommés demo-gods (littéralement « dieux de la démo »). C'est le cas de La mère de toutes les démos que réalise Douglas Engelbart et son équipe de 17 chercheurs du Research Center for Augmenting Human Intellect (« Centre de Recherche pour l'Augmentation de l'Intellect Humain » ) réunis le 9 décembre 1968 au cours du Fall Joint Computer Conference situé au Convention Center à San Francisco. Ce jour-là, Douglas Engelbart et ses co-équipiers présentent NLS (oN Line System), une station de travail collaborative qu'ils ont développée depuis plusieurs années avec l'aide des financements de l'État et de l'armée. Durant 90 minutes, ils vont faire la démo de plusieurs principes fondateurs de l'informatique comme la souris, l'hypertexte, le courrier électronique, le fenêtrage, la gestion de fichier, la téléconférence, etc. La force de cette présentation réside dans sa manière de montrer plutôt que de dire ce qui est en train de se dérouler. « I will show you rather than tell you » dit Engelbart au début de son intervention. Le premier prototype de souris est filmé à l'oeuvre, en action, puis retourné face à la caméra pour en montrer le mécanisme. Encore plus troublant est le parti pris de montrer les possibilités de NLS à travers le dispositif vidéo de NLS lui-même : une mise en abîme. Le transfert de leur image dans le système vidéo du programme produit un mélange de fascination et d'aliénation. Ils semblent complètement engloutis par leur appareil et en parle de l'intérieur, sorte de prisonniers volontaires. Les exemples d'utilisation choisis par Engelbart sont aussi parfois troublants. Il effectue un copier-coller avec le mot « word », répété n-fois à l'écran, comme un perroquet. À première vue inquiétante et stupide, cette action reste l'alibi parfait pour orienter l'attention sur le processus plutôt que le résultat. Un peu plus tard, il utilise la liste de courses que lui a transmise sa femme pour montrer la manière d'organiser des informations : oranges, pommes, bananes, soupe, aspirine, journal, etc. La banalité des données traitées rompt avec la sophistication de la technologie mise en oeuvre. « Tout ça pour ça » me suis-je dit la première fois. Mais à bien regarder, cet exemple anecdotique confère humour et légèreté à des inventions visionnaires pour l'époque. Comme l'indique Peter Lunenfeld dans son texte, cette démo séminale aura un impact et des effets retentissants sur la communauté informatique13.


  • Demo or die

    Difficile de parler de la démo sans évoquer l'histoire du Media Lab, le département dédié à la technologie de l'école d'Architecture et d'urbanisme du MIT. Le Media Lab est né en 1985 à l'initiative de Nicholas Negroponte. La démo s'y est imposée de façon durable non sans conflit avec le contexte universitaire. Habituellement, la reconnaissance dans le milieu académique passe par l'écriture d'articles que les pairs valident au sein de comités de rédaction de revues scientifiques spécialisées. Indirectement, le financement des instituts de recherche en dépend, surtout quand l'argent provient de fonds privés comme c'est le cas au MIT. Au sein du Media Lab, Negroponte a mis fin à la prédominance de l'écrit sur la pratique. La valorisation des recherches passe prioritairement par la démo plutôt que l'écriture d'articles contrairement à l'éthos de la communauté universitaire académique. Encore aujourd'hui, beaucoup de chercheurs au MIT restent très suspicieux à l'égard du Media Lab et ce changement de régime. L'expression « demo or die », véritable credo du Media Lab est venue supplanter la formule traditionnelle « publish or perish » indiquant qu'une théorie n'étant rien sans sa publication, un outil n'est rien sans sa démo. Ainsi, quotidiennement, des invités et sponsors viennent au Media Lab pour assister à la démo de chercheurs. En simple visiteur, on sera surpris de voir à tous les étages du nouveau bâtiment des écrans tactiles sur lesquels sont consultables des vidéos de démos de chaque groupe de recherche. Et il n'est pas rare d'entrevoir une démo dans le coin d'un atelier. J'ai eu l'occasion d'y séjourner durant l'été 2010 à l'occasion d'une visite à mon ami Jean-Baptiste Labrune, alors membre du Tangible Media Group. Ce séjour fut l'occasion de faire le tour des groupes de recherche et les ateliers techniques, discuter avec les chercheurs, prendre des photos et filmer des démos improvisées par Jay Silver, Amit Zoran, et David Carr entre autres. Le Media Lab est un exemple intéressant pour comprendre la démo dans son évolution sur une période de 25 ans.
    L'épisode du Media Lab a été contée dès 1987 par Stewart Brand dans un livre14 qui devait être un article au départ. À cette époque, Stewart Brand venait de publier une douzaine de versions du Whole Earth Catalogue une série de publications dédiée à la démocratisation des outils à travers les Etats-unis15. Il s'octroyait une année sabbatique pour réfléchir au futur des technologies et décida de se rendre au Media Lab qui faisait alors grand bruit. Le premier chapitre de son livre est dédié à la démo comme position radicale par rapport aux conventions. Ce chapitre s'intitule « Demo or die » tout simplement.
    Dix ans plus tard en 1997, le théoricien des nouveaux médias Peter Lunenfeld publie à son tour un article sur la démo dans le n° 25 de la revue AfterImage, repris quelques années plus tard dans un ouvrage publié aux éditions MIT Press16. Son article s'intitule également « Demo or die » comme celui de Stewart Brand et commence par une citation de Nicholas Negroponte en référence à l'histoire du Media Lab. Peter Lunenfeld observe l'essor de la démo à laquelle se soumettent selon lui de plus en plus de graphistes et d'artistes aujourd'hui, avec un mélange d'esprit marketing et de prosélytisme. Ce regard critique est nourri par sa propre expérience d'organisateur de démos sur des salons commerciaux. Certes, le contexte a changé. Par exemple, le Media Lab oriente ses recherches davantage dans le champ du design. La démo est peu à peu assimilée aux stratégies de communication qui consistent à vendre le futur en le racontant (storytelling). Les textes qui figurent dans la brochure offerte aux invités au terme de leur visite attestent de ce penchant. Quelques chercheurs sur place m'ont également confié que certaines démos sont truquées par la vidéo. Néanmoins la démo reste un exercice largement informel et s'apprend sur le tas en voyant les autres faire. Aucun cours ne lui est d'ailleurs dédié.
    Le caractère discursif et commercial de la démo que décrit Peter Lunenfeld est plutôt contraire à sa raison d'être. Il relève au pire d'un dévoiement de la démo. Son originalité dans les contextes qui l'ont vu naître consiste justement à montrer plutôt que dire. Au Media Lab, la démo s'est instaurée comme prise de position claire en réaction à la prédominance de l'écrit sur l'expérimentation dans un contexte hostile. Il faut savoir ce qu'on attend d'une démo et le défendre.
    L'exemple du Media Lab est éclairant au regard des réformes que subissent les écoles d'art aujourd'hui en France. L'application des accords de Bologne a pour objectif de normaliser les diplômes de l'enseignement supérieur en Europe (licence, maîtrise, doctorat) en les calquant sur le modèle universitaire. Les écoles d'art dont la formation reposait sur la pratique plastique sont tenues de délivrer une maîtrise (bac + 5) qui implique l'écriture d'un mémoire de 50 pages. Dans ces conditions, les étudiants risquent fort de passer à côté de leur vocation première : pratiquer l'art et expérimenter une recherche plastique plutôt que de l'expliquer par un écrit. L'histoire du Media Lab nous rappelle que cette injonction à justifier son travail plutôt que de le vivre n'est pas indéfectible.


4. Des mots de démos

  • La libération des outils

    La démo résulte de la libération des outils informatiques. C'est une forme d'expression accomplie des outils de notre temps. J'appelle libération des outils un processus qui démarre depuis les années 30 avec la machine universelle de Turing (libération algorithmique), l'invention du transistor et sa miniaturisation (libération matérielle), Arpanet, Internet et le Web (libération des contraintes géographiques) puis le mouvement du logiciel libre (libération politique). Comme la libération sexuelle, la libération des outils va de pair avec sa gouvernance ; le revers de la médaille. Il en va ainsi de la gouvernance d'Internet. Par exemple, les noms de domaine sont gérés par l'ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) en accord avec les Etats, les industriels et la société civile. Un arsenal discursif accompagne cette évolution pour circonscrire et gérer toute cette avalanche de possibles. Il s'agit de la technologie au sens du discours sur la technique si on s'en tient à l'étymologie (techno- provenant du grec τέχνη, téchnè, c'est-à-dire la technique et -logie du grec ancien λóγος, logos qui signifie « parole », « discours »). Certaines tendances linguistiques auront néanmoins tendance à nous échapper, révélant certains pans de notre pensée liés à notre expérience. La démo s'effectue à travers un ensemble de gestes et de mots. Ils nous échappent parfois et en disent long. Il y a des démos plus ou moins bavardes mais la parole y tient une place indéniable.


  • La planète Abilis

    La libération des outils a essaimé jusqu'au langage. Notre vocabulaire s'est doté de nouveaux termes (ordinateur, Internet, blog, wiki, etc.) mais il y a aussi des changements plus imperceptibles et profonds. Ce sont les suffixes ; ces petits éléments du langage qui viennent se fixer à certaines racines pour former de nouveaux mots. Un suffixe ressemble à une excroissance ou un plug-in qui voyage et vient se fixer à un hôte. Il est pernicieux, attachant et révélateur de nos schémas de pensée. Comme le philosophe J.L. Austin, je pense qu'il y a beaucoup à apprendre du langage courant. Nous connaissons tous un suffixe qui a colonisé le vocabulaire au XXe siècle en accompagnant de nombreux courants de pensée : le suffixe -isme. Isme est un suffixe de substantifs utilisé pour former un nom correspondant à une théorie ou une doctrine. Le Darwinisme est formé à partir de Darwin, le père de la théorie de l'évolution. Un -isme indique une appartenance à une doctrine, une croyance ou à un système. Il marque les ruptures intellectuelles et artistiques de l'ère moderne jusqu'au XXe siècle. Sans disparaître pour autant, ils ne prolifèrent plus. Perry Anderson y voit un signe de la postmodernité :
    « Les mouvements collectifs et offensifs d'innovation se sont constamment raréfiés, de même que ces -ismes novateurs et réflexifs que l'on arborait comme un emblème. En effet, l'univers du postmoderne se caractérise non par la délimitation mais par l'entremêlement - célébration du croisement, de l'hybridation et du pot-pourri17. »
    Plutôt qu'une perte de mouvements collectifs d'innovation, je perçois au contraire une dynamique autre que j'appelle la planète Abilis, en référence au suffixe -able qui prolifère dans le langage des outils. Avez vous noté la recrudescence des termes comme « téléchargeable », « éditable », « calculable », « décidable », « navigable », « imprimable », « variable », « interchangeable », « imprimable », « jouable », « empilable », « perméable », « praticable », « confortable », « pliable », « repositionnable », « recyclable », « habitable », « potable », « buvable », « périssable », « jetable », « durable », « responsable », « abordable », « gérable », « exploitable » et ses dérivés en -ible comme « possible », « plausible », « compatible », « traduisible », « lisible », « visible », « audible », « risible » ou plus rarement en -uble comme « soluble » ? Difficile de faire une démo, lire un article, de tenir une discussion technologique sans que ce suffixe pointe son nez. Able est un suffixe adjectival qui permet de former un adjectif à partir d'un verbe en exprimant la possibilité. Par exemple, l'adjectif « pliable » peut être formé à partir du verbe « plier » et caractérise la possibilité de plier quelque chose : une feuille, une porte, un bâtiment du moment qu'on a la bonne méthode et les bons outils. Ce suffixe est révélateur d'une pensée pragmatique et inventive. Si le suffixe -isme implique une adhésion, -able indique quant à lui une qualité. Donc des idéologies d'un côté, et des outils de l'autre, un réductionnisme formel d'une part, des processus possibles d'autre part.
    Les termes en -able soulèvent la question des possibilités et de leurs étendues, donc de l'infini. En mathématique contemporaine, l'avènement de l'informatique a permis d'approcher cet infini par la capacité de calcul de plus en plus importante des ordinateurs. Néanmoins, l'élimination de l'infini reste le seul recours possible pour résoudre certains problèmes. C'est ce que nous apprend l'histoire des équations diophantiennes. Par ailleurs, certaines propositions s'avèrent démontrables mais ne trouvent que des démonstrations excessivement longues. En éprouvant la limite de nos outils à la fois théoriques et techniques, certains logiciens comme Gilles Dowek se demandent si nous n'avons pas confondu jusqu'alors la notion de démonstration avec la notion d'explication18. Autrement dit, la démonstration, y compris en mathématique semble nous ramener inévitablement aux outils et les contextes dans lesquels ils sont utilisés.
    Le suffixe -able provient de la racine latine -ābilis « capable de » qui a donné l'adjectif « habile » en français et le verbe able to en anglais qui signifie aussi « capable de ». En paléoanthropologie, Homo habilis (littéralement « homme habile ») fait partie de la famille des Homo sapiens. Il a vécu il y a 2 millions d'années, au paléolithique. On lui reconnaît l'invention des premiers outils, réalisés à partir de pierres taillées, les choppers et les chopping tools d'Olduvai, qui donnent leur nom à la culture oldowayenne. La nature des ces objets jette un trouble sur le statut d'objet et d'outil, de produit et de déchet. En effet, il n'est pas clairement établi si l'outil recherché par Homo habilis est la pierre taillée elle-même ou les éclats très tranchants qui en résultent. L'intrication de l'outil, du produit et du déchet soulève des questions écologiques. Ce n'est donc pas par hasard si on rencontre beaucoup de termes en -able dans le discours écologique : « durable », « bio dégradable », « recyclable » pour ne citer qu'eux. Au sein des démos, ce trouble réapparaît puisqu'un ordinateur ou un logiciel peut être présenté à la fois comme une finalité, un outil quand il n'est pas simplement utilisé comme un Kleenex qui servira le temps de faire ce dont on a besoin. Autrement dit, avons-nous affaire à la fois à des outils, des objets et des restes, des oeuvres ouvertes selon l'expression d'Umberto Eco.


  • Les alibis

    La démo exprime les potentialités poétiques ou techniques d'un outil par le biais d'une personne qui fait quelque chose avec. La chose réalisée peut s'avérer un excellent test, un excellent exemple ou un excellent live mais demeure fondamentalement un alibi. Le terme alibi renvoie à la racine latine qui veut dire « ailleurs » ou « dans un autre endroit ». L'alibi est une chose extérieure à l'outil, qui en découle. Les objets réalisés lors de démos sont souvent voués à disparaître, non qu'ils soient mauvais mais parce qu'ils auront la délicatesse de s'effacer devant l'outil.
    Lorsqu'Ivan Sutherland présente Sketchpad en 1962 à la télévision, la forme de tréteau rudimentaire qu'il dessine devant les yeux éberlués du journaliste est un exemple et ne prête pas à conséquence. Il aurait pu dessiner autre chose mais il fallait bien qu'il dessine quelque chose. Ce n'était qu'une image de passage pour montrer les potentialités de Sketchpad. Cinquante ans plus tard, la pratique contemporaine du live-coding qui consiste à programmer du code informatique en public pour générer en direct une oeuvre sonore ou visuelle crée également un subtil mélange d'outils et d'alibis.
    À quelques rares exceptions, certaines représentations persistent et accompagnent l'évolution de certains logiciels dans le temps lors de démos. Ce sont des images par défaut comme la Théière de l'Utah ou le lapin de Stanford, présents dans tout bon logiciel de 3d qui se respecte. La communauté des informaticiens laisse ainsi derrière elle une trace sentimentale comme ce portrait de Lenna extrait d'un numéro de Playbloy de 1972 et repris inlassablement par les informaticiens lorsqu'il s'agit de tester un algorithme de retouche d'images19. Ce sont là des cas très particuliers. L'expression courante « ce n'est qu'une démo » manifeste sous forme d'avertissement que l'outil ne se résume pas à l'objet créé avec. Au terme d'une démo, certains continueront à se demander de l'objet produit ou de l'outil, lequel est une oeuvre. Ils risquent fort de rester prisonniers d'une boucle récursive, digne du paradoxe de l'oeuf et de la poule, comme perdu dans un grand magasin à la recherche de papa maman.
    Il y a de bons alibis et de mauvais alibis comme il y a du bon et du mauvais cholestérol. Les alibis s'ils sont pris au sérieux deviennent des justifications de l'outil et anéantissent les perspectives de celui-ci. Nous avons vu au chapitre précédent qu'il existe une foule de mots au suffixe -able propres aux outils et leur capacité. J'ai appelé ce contexte discursif la planète Abilis. Les alibis sont du poison pour la planète Abilis. Ce sont souvent des applications à court terme pour trouver des financements, du cash. La relation de causalité à laquelle on assujettit les outils vise à taire l'angoisse de l'avenir d'une économie morose. Mais les alibis finissent tôt ou tard par s'effondrer.
    Les alibis font la loi dans une société de contrôle, où chacun est tenu de se justifier en permanence par le biais d'évaluations et demandes de subventions. Le sentiment paranoïaque se répand à mesure que la menace d'un procès public pèse sur la tête de chacun de nous, susceptible de se mettre en marche à la moindre étincelle comme une bombe à retardement. La peur d'être contrôlé mais aussi la pression psychologique exercée au travail pousse aujourd'hui les personnes à se protéger derrière des alibis. Il existe une littérature abondante d'alibis dont les bibliothèques sont disséminées dans les administrations de soutien à la recherche et à la création ou dans les bureaux du mécénat d'entreprise. Leurs rayonnages sont remplis de demandes de subventions, de bourses, sous la forme d'impressions jet d'encre protégées dans des pochettes plastiques, le tout relié dans des classeurs un peu mous. Le contenu de ces documents est difficile à décrypter tant il est noyé au milieu des alibis. Les dossiers finissent simplement par être acceptés ou rejetés par des commissions sans autre commentaire. Tant d'alibis servent à obtenir des crédits de recherche. On parle de soutien à la création, à la recherche et à l'innovation mais dans les faits, de telles commissions passent plus de temps à refuser qu'à soutenir.


5. Démo politique

  • Artiste capitaliste

    1999 : Les premières démos du collectif Téléférique s'organisent tandis que sort en librairie « Le nouvel esprit du capitalisme » d'Eve Chiapello et Luc Boltanski20. À partir d'une analyse de la littérature du management depuis les années 70 effectuée en partie à l'aide d'un logiciel, les deux sociologues dessinent les contours d'un nouvel esprit du capitalisme irrigué par les idées de Mai 68. En bref, la prospérité actuelle du néo-capitalisme sonne le glas de la posture critique de l'artiste qu'il a incorporée. En même temps, la critique sociale n'a pas su percevoir un changement structurel des entreprises dorénavant organisées en réseaux plutôt que de façon hiérarchique.

    2002 : Le sociologue Pierre-Michel Menger remet le couvert trois ans plus tard avec « Portrait de l'artiste en travailleur21 ». Sa remise en cause de la capacité critique de l'artiste pousse le bouchon un peu plus loin. Son hypothèse est la suivante :
    « […] non seulement les activités de création artistique ne sont pas ou plus l'envers du travail, mais qu'elles sont au contraire de plus en plus revendiquées comme l'expression la plus avancée des nouveaux modes de production et des nouvelles relations d'emploi engendrés par les mutations récentes du capitalisme. […] Bref, le temps n'est plus aux représentations héritées du XIXe siècle, qui opposaient l'idéalisme sacrificiel de l'artiste et le matérialisme calculateur du travail, ou encore la figure du créateur, original, provocateur et insoumis, et celle du bourgeois soucieux de la stabilité des normes et des arrangements sociaux. Dans les représentations actuelles, l'artiste voisine avec une incarnation possible du travailleur du futur, avec la figure du professionnel inventif, mobile, indocile aux hiérarchies, intrinsèquement motivé, pris dans une économie de l'incertain, et plus exposé aux risques de concurrence interindividuelle et aux nouvelles insécurités des trajectoires professionnelles22. ».
    Autrement dit, la mobilité et la flexibilité de l'artiste contemporain en fait un excellent modèle pour le capitalisme avancé.
    La lecture de ces deux ouvrages m'a inévitablement percuté. J'aborde à cette période mon activité artistique avec le sentiment que la capacité critique de l'artiste est laissée pour morte. L'artiste n'est plus qu'un promoteur du néo-capitalisme malgré lui, une sorte de zombie. Cette sensation est d'autant plus inconfortable que Fredric Jameson, le théoricien de la postmodernité aux Etats-unis, arrive à des conclusions similaires dès 199123. Mais avec le recul, un léger brouillard persiste sur cet édifice théorique. Quels sont les véritables outils de l'artiste aujourd'hui qui induisent son aliénation au néo-capitalisme ? Cette question me semble primordiale parce qu'un outil produit un travail et engage une économie.


  • Outil versus médium

    Je n'ai pas lu beaucoup de réponses du milieu de l'art aux textes de Boltanski, Chiapello et Menger24. Et pour cause, qui aurait intérêt à étudier le rapport trivial des artistes avec ses outils ? Et pourtant ! Si l'artiste fonctionne comme un agent du néo-capitalisme, cela devrait se vérifier dans son quotidien et ce qui le sert à produire. Pas seulement il y a 30 ans mais aujourd'hui.
    La critique d'art semble avoir déserté la question des outils, éclipsée par la notion de médium, omniprésente dans l'histoire de l'art moderne. Mais la spécificité du médium n'est plus suffisante pour qualifier la pratique des artistes. Ce terme « médium » est bien trop riquiqui pour absorber l'explosion des outils, l'informatique, les médias et les réseaux qui ont changé la face du monde. Plusieurs observateurs l'ont bien compris. Mais au lieu de changer radicalement de point de vue et de prendre acte, les outils restent dans un angle mort. On peut lire quelques citations, anecdotes d'atelier glanées dans la confidence mais très vite, l'investigation cède le pas aux idées générales : « les artistes se ré-approprient les biens culturels qui abondent dans notre société de consommation et de divertissement […] Ils inventent des parcours parmi les signes25 […] ». Mais de quelle manière, avec quels outils, on n'en sait rien.
    Pierre-Michel Menger, Eve Chiapello et Luc Boltanski (je rappelle que ce dernier est le frère de l'artiste Christian Boltanski), sont aussi très évasifs sur la véritable tâche de l'artiste au travail. Le portrait reste une esquisse. L'activité de celui-ci est dépeinte à travers ce que le néo-capitalisme en a extrait comme valeurs dans l'après 68 sans prendre le pouls chez les artistes eux-mêmes. La visite de leurs lieux de travail (ateliers, expositions, Internet) ne semble pas avoir été une méthode d'investigation de leurs recherches. On aurait pu attendre de la part de sociologues que la classe sociale de l'artiste soit évaluée au regard de ses moyens de production26. Après tout, l'artiste au cours de l'histoire acquiert son statut par le biais de corporations d'artisans définis par des moyens pratiques, les « imagiers, peintres et tailleurs d'images » en 1211 à Paris, puis au sein des arts libéraux organisées en Académies des « arts du dessin » au XVIe siècle avec l'Accademia del Disegno créée à Florence par Vasari27. Il y aurait à dire sur les mots employés par les artistes pour désigner leur pratique. Daniel Buren par exemple affirme très tôt une position singulière. Le terme « outil » revient fréquemment dans ses propos au lieu du terme « médium », loin de toute transcendance ou immanence de l'art. Il définit lui-même ses rayures comme un « outil visuel » parce qu'elles ont une fonction mais sont aussi visibles28. À plusieurs reprises dans ses entretiens, il parle également de démonstration à propos de sa démarche et celle d'autres artistes de sa génération. C'est entré dans son vocabulaire.
    Plus récemment, les théoriciens Lev Manovich, Matthew Fuller, Noa Wardrip-Fruin ont fondé un laboratoire de recherche intitulé Software studies, et consacré à l'étude logicielle29. Pour eux, le logiciel a reçu trop peu d'intérêt dans le monde académique mais aussi chez les artistes et professionnels du monde de l'art. Se limiter à étudier des notions telles que « cyber », « digital », « nouveaux médias » ou « Internet » revient à se préoccuper des conséquences au lieu d'aborder les véritables causes : ce qui s'affiche à l'écran au lieu du programme qui génère le résultat.
    On aurait tort de prendre cette préoccupation à la légère et confondre les logiciels avec de simples gadgets. En étudiant le seul logiciel PowerPoint et son évolution depuis sa création en 1984, Frank Frommer dans son livre30 retrace les évolutions du capitalisme en des termes très proches de Boltanski et Chiapello. C'est bien parce que PowerPoint a échappé à toute analyse critique jusqu'aux années 2000 qu'il a fait tant de dégâts dans l'entreprise mais aussi l'armée, le service public et l'éducation. La nocivité de PowerPoint sur la pensée n'a pas échappé à l'artiste David Byrne. Dès 2001, il s'est penché sur les ressorts de ce programme et son esthétique en réalisant une série intitulée ironiquement E.E.E.I. (Envisioning Emotional Epistemological Information)31. Ses diaporamas tournent en ridicule le monde de l'entreprise, la surenchère d'effets graphiques inutiles, les flèches qui vrillent, les dégradés de couleurs douteux…
    L'étude de logiciels s'avère donc un levier d'analyse très puissant. J'utilise le plus souvent le terme d'outil à dessein plutôt que logiciel pour élargir le champ de vision. Il s'agit de rester en alerte aux technologies d'où qu'elles viennent, qu'elles soient logicielles, matérielles ou biologiques.


  • Démocrate

    Ce n'est pas un hasard si la contraction du terme « démonstration » à donné le terme « démo » qui renvoie à la racine grecque dèmos du grec ancien δῆμος signifiant « peuple » comme dans « démocratie » ou « démographie ». La démo est une chose publique ; non moins qu'une exposition ou une conférence. Elle a sa propre histoire. L'outil devient public au moment de sa démo et s'abandonne dès lors à d'autres utilisateurs potentiels. Loin de rester seule, une technique se démocratise tôt ou tard. Des ordinateurs à la téléphonie en passant par les consoles de jeux-vidéos, il n'y a pas de produits de luxe puisque leur perfectionnement dépend de leur diffusion. À la différence d'un objet d'art fondé sur une économie de la rareté, l'outil informatique tire son capital de la multiplicité de ses utilisateurs (cf. L'âge de l'accès de Jeremy Rifkin32). Plus les personnes qui l'utilisent sont nombreuses, plus son capital augmente et ses chances de s'améliorer avec (cf. Google). Une telle économie, fondée sur une société de services, place la démo au centre de l'échiquier, qu'elle soit utilisée comme espace de réflexion sur les outils ou comme une arme de vente. On ne parle pas encore d'œuvres d'art massivement multi-joueurs comme dans le cas des jeux-vidéos en ligne. Néanmoins, l'implication des artistes dans un monde en réseaux induit une forme d'immersion : des propositions placées en embuscade dans des recoins, sorte de virus sur son hôte, susceptibles d'être adoptées massivement. L'histoire du projet Sodaplay ne raconte pas autre chose. Sorte de zoo numérique, Sodaplay a été créé au départ par Ed Burton en 1998 comme un simple exercice pour apprendre le langage de programmation Java, rien de plus qu'une simple démo. Dans sa version initiale, Sodaplay présentait un quadrupède dessiné en tracé filaire et tournant en rond dans une fenêtre. L'utilisateur pouvait le titiller à sa guise et modifier certains paramètres dont la gravité pour en appréhender son fonctionnement de manière à la fois ludique et cruelle. Pendant de longs mois, le projet est resté confidentiel, hébergé sur une page plutôt insignifiante du site Soda. Puis du bouche-à-oreille le projet a fait des émules encourageant Ed Burton et ses collaborateurs à développer des fonctions d'édition et de sauvegarde des créatures réalisées par un nombre croissant d'utilisateurs.
    Il faut remonter aux années 50 pour percevoir les prémisses des premières formes de démocratisation des outils et des savoirs informatiques. Dans le jargon, on appelle BoF (Birds of a Feather ou « les oiseaux du même plumage ») les groupes d'utilisateurs qui se donnent rendez-vous de manière informelle pour échanger, discuter et faire des démos. L'accès est libre et non commercial par tradition. Cet acronyme provient du proverbe « birds of a feather flock together » équivalent à « qui se ressemble s'assemble » même si c'est moins poétique. Cette expression s'emploie dans le langage courant quand des personnes passent beaucoup de temps ensemble. L'acronyme BoF dans le milieu informatique remonte au milieu des années 50 avec des groupes d'utilisateurs bénévoles tels que DECUS (Digital Equipment Computer Users' Society) ou SHARE, utilisateur de l'IBM701 à Los Angeles dès 195533. À cette époque, le système d'exploitation d'IBM était livré avec son code source. Il était donc courant d'en faire des modifications avant de les partager avec d'autres utilisateurs des environs. Cette période précède la mise sur le marché des logiciels dans les années 70. Le mouvement de l'open-source ne serait pas né sans ce type de rencontres locales, collectives et informelles, d'utilisateurs comme le raconte Richard Stallman34. Encore aujourd'hui, les oiseaux du même plumage se donnent rendez-vous pour discuter et faire des démos comme l'atteste le programme annuel du SIGGRAPH35 (séminaire international annuel sur l'infographie). La démocratisation des outils se situe en-deça de la démocratie mais y participe. Non parce que les outils sont imparfaits mais que la démocratie est elle-même imparfaite comme le souligne Jacques Rancière :
    « La démocratie n’est ni la forme du gouvernement représentatif ni le type de société fondé sur le libre marché capitaliste. Il faut rendre à ce mot sa puissance de scandale. Il a d’abord été une insulte : la démocratie, pour ceux qui ne la supportent pas, est le gouvernement de la canaille, de la multitude, de ceux qui n’ont pas de titres à gouverner.[...] En ce sens, la démocratie n’est pas une forme particulière de gouvernement, mais le fondement de la politique elle-même, qui renvoie toute domination à son illégitimité première36. » .


6. Extension du domaine de la démo

  • Les outils de la démo

    J'ai montré que les outils se manifestent à travers la démo. Celle-ci permet de faire son chemin parmi le déferlement des technologies, d'en révéler les potentialités, les qualités et les travers en cette période de bouleversements. À condition de porter assez haut cette exigence, la démo soulève des questions scientifiques, humanistes, et artistiques37.
    Cela ne va pas sans une connaissance et une culture de la démo elle-même. À ceux qui l'assimilent à une simple astuce commerciale, rappelons que Douglas Engelbart fit la démo de la première souris en 1968 qui fut commercialisée seulement vingt ans après. Son objectif n'était alors pas de la vendre à la différence d'une démo de Steve Jobs qui assène à coup de chiffres de vente les mérites de sa marque38. Affiner sa perception de la démo requiert d'examiner comment elle se fabrique, avec quels moyens, quelle sensibilité. Tel est l'objet de ce dernier chapitre. À partir d'un procédé parfois appelé screencast ou vidéo capture d'écran, je vais passer en revue quelques manières récentes de faire une démo et d'envisager les images. Ces exemples sont souvent partagés sur Internet par le biais des plates-formes de vidéos telles que Dailymotion, Vimeo ou Youtube. Il sera aussi question dans ce dernier chapitre de formes voisines de la démo qui font leur apparition dans d'autres champs qui y semblaient insensibles : une extension de la démo ou parfois un simple refoulé de la question de l'outil.


  • Vidéo capture écran

    La vidéo capture d'écran consiste à enregistrer en direct ce qui se passe à l'écran à l'aide d'un programme qui génère une copie sous forme d'un fichier vidéo. Du son ou un commentaire audio peut être ajouté, qu'il provienne de la carte son ou d'un micro. Un cadrage sur tout ou une partie de l'écran est également possible. Ce procédé est largement utilisé pour confectionner des démos de programmes informatiques ou de jeux-vidéos, mais aussi pour réaliser des tutoriels ou des reports de bug39. Les premiers logiciels de vidéo capture d'écran apparaissent au milieu des années 90 avec HyperCam ou Lotus ScreenCam mais deviennent véritablement maniables depuis quelques années seulement. En effet, ce procédé requiert beaucoup de ressources et un processeur performant pour gérer à la fois le logiciel qui enregistre et celui qui est enregistré. Pour un résultat fluide, il faut compter 2,5 gigahertz minimum. Il y a fort à parier qu'avec la puissance des ordinateurs actuels, la fonction de vidéo capture écran soit intégrée en natif sur nos systèmes d'exploitation à l'avenir. Le QuickTime player installé par défaut sur MacOS 10.6 intègre cette fonctionnalité. Depuis quelques années, on rencontre sur la toile le terme screencast pour désigner la vidéo capture écran. Ce vocable attribué à Jon Udell proviendrait d'un article de son blog sur lequel les internautes ont été mis à contribution pour trouver un terme adéquat. Beaucoup de démos réalisées en vidéo capture écran proviennent d'amateurs et trouvent refuge sur les sites de partage vidéo (Vimeo, Dailymotion, Youtube, Rutube, etc.). Ce sont d'excellents miradors pour effectuer une veille artistique sur la démo.
    La vidéo capture d'écran m'intéresse depuis longtemps. À partir de 1999, j'ai réalisé plusieurs courtes animations avec ce procédé que je présentais lors de démos collectives. Il s'agissait de saynètes réalisées à partir d'icônes informatiques ou des symboles graphiques que j'animais dans des traitements de texte. La plupart d'entre elles étaient des réactions à chaud sur l'actualité (la guerre du Golfe, les forces de l'OTAN) ou sur mon entourage. Ces animations existaient sous forme de fichiers exécutables qui ne sont plus lisibles aujourd'hui. J'ai pu en sortir quelques-unes de l'oubli en utilisant du matériel d'acquisition vidéo (Essayage, Propriétaire, Un tour de métro).
    La vidéo capture d'écran (ou screencast) est une caméra d'un nouveau genre. Elle filme les programmes informatiques et restitue les explorations d'un Internet de plus en plus vaste. Cette caméra n'est pas tournée vers l'extérieur mais vers la machine elle-même. La machine s'auto-filme sous le contrôle de l'utilisateur représenté à l'écran par le fantôme de son curseur ou de son avatar. Contrairement au cinéma, à la vidéo et une webcam, la vidéo capture d'écran témoigne du fonctionnement du logiciel qui tient le premier rôle sur une scène de pixels. Les programmes sont capturés en pleine action, apparaissant pour eux-mêmes et sans fard, à leur insu et sous un jour qui tourne parfois à leur désavantage. La vidéo capture d'écran introduit la possibilité d'un regard décalé, distancié, sensible ou critique vis-à-vis des outils.
    En 2003, Jon Udell met en ligne une vidéo capture écran dans laquelle il navigue à travers l'historique d'un article de Wikipedia. De la première version de l'article datée du 15 avril 2003 à celle du 24 juin 2004, il traverse les contributions des internautes, petites ou grandes, soit toutes les étapes par lesquelles l'article est passé avant d'arriver à maturité. Avec ce petit film, on assiste à l'élaboration collective d'un texte, avec ses ajouts et ses retraits, mais aussi des actes de vandalisme passagers (un internaute poste à intervalle régulier le message « I SUCK COCKS » sur des lignes entières). L'article semble naître sous nos yeux. Le visionnant pour la première fois, j'ai eu la drôle d'impression de regarder le lever du jour. Certes le commentaire est totalement inutile mais le choix de l'article ajoute une pointe d'humour. L'article de Wikipedia en question est consacré au Umlaut Heavy Metal : cette coquetterie des groupes de Heavy Metal qui affublent leur nom d'un umlaut ou d'un caractère diacritique pour se donner une air nordique (Blue Öyster Cult, Mötley Crüe, Motörhead, Queensrÿche, etc.). En fait, je ne sais pas vraiment si Jon Udell trouve ça drôle…
    Avec la vidéo capture écran, filmer un bug ou un glitch est une pratique courante, particulièrement drôle lorsque celui-ci survient au milieu d'une partie de jeu-vidéo, brisant la cohérence du scénario. L'une de ces vidéos montre un cow-boy dans le jeu Red Dead Redemption galopant sans son cheval, les jambes arquées dans le vide et en lévitation, l'air de rien. Tout en sifflotant il croise sur son chemin un troupeau de vaches en train de brouter des nuages dans le ciel… Un autre internaute a également filmé une séquence de son personnage dans Grand Theft Auto qui s'enfonce brusquement dans le sol jusqu'au cou tout en continuant à se mouvoir et à parler normalement... Autre jeu, autre bug : une démo du jeu Bioshock montre quant à elle un monstre qui agite sa main à hauteur de son sexe de manière mécanique…
    Les trucs et astuces de logiciels, y compris pour tricher font l'objet de nombreuses vidéos capture écran. Plusieurs démos de easter eggs sont disponibles sur Internet. En informatique, un easter egg ( « oeuf de Pâques » ) désigne une fonction cachée au sein d'un programme, accessible par une combinaison de touches secrètes ou un mot de passe40. Inséré volontairement par les développeurs un easter egg permet de dévoiler une dimension cachée d'un programme : la liste des auteurs du logiciel et leurs portraits (dans Excel 95), les fragments d'un livre imaginaire (dans Mozilla), un simulateur de vol (Google Earth). L'un de mes préférés est un détournement du jeu Space Invaders caché dans le système d'exploitation libre GNOME. Au lieu de lutter contre des aliens qui envahissent la terre, on incarne un petit poisson qui doit dégommer des chèvres transgéniques à cinq pattes qui envahissent la terre : des GEGLS (Genetically Engineered Goat, Large), un jeu de mot avec « Larges chèvres génétiquement modifiées » et le nom d'une librairie graphique utilisée par les développeurs informatiques. Le jeu s'appelle GEGLS from outer space.
    Avec la démo et son partage sous la forme de vidéos sur Internet, certaines personnes font la preuve de leur performance et leur agilité dans différents domaines. La pratique du speed-painting consiste à réaliser une peinture ou une copie d'après photo sur un logiciel de dessin. Plus le logiciel est rudimentaire et limité dans ses fonctions, plus le défi est grand. Un classique du genre est une vidéo en accélérée d'une copie de La Joconde réalisée avec le logiciel MS-Paint. Cette démarche aussi amateur qu'elle puisse paraître résonne néanmoins avec des films sur l'art comme Le mystère Picasso d'Henri Georges Cluzot (1958)40, Jackson Pollock 51 de Hans Namuth et Paul Falkenberg (1951) ou encore la série Schaffende Häende de Hans Cürlis filmée dans les années 20... Le speedrun quant à lui consiste à finir un jeu vidéo le plus rapidement possible. Le site Internet Speed Demos Archive collecte des démos de joueurs habiles qui achèvent littéralement le jeu qui a eu le malheur de tomber entre leurs mains.


  • Contre-conférence

    La démo induit un public et une démocratisation des logiciels et ces machines universelles que sont les ordinateurs et autres machines programmables (smartphones, etc.). Les premières démos naissent dans les laboratoires d'ingénieurs informatiques et parallèlement au sein de groupes d'utilisateurs au milieu des années 50 (birds of a feather). C'est du moins mon hypothèse. Jusqu'à il y a une dizaine d'années, ces rencontres étaient plutôt locales. Les démos auxquelles j'ai participé avaient lieu dans des espaces ponctuels où étaient conviés un public par mailing-list interposé ou carton d'invitation. Nous en restions là. Mais l'augmentation de la bande passante a permis de documenter les démos en vidéo sur Internet. Des démos réalisées avec des outils comme la vidéo capture écran (screencast) ont fait également leur apparition sur la toile.

    Des rassemblements proches de la démo ont vu le jour ces dernières années qui combinent rencontres locales et re-diffusion en ligne. On les regroupe sous l'appellation « contre-conférence » ou « non-conférence ». Selon des protocoles variables, toutes se détournent du caractère magistral de la conférence (la parole du maître) et embrassent des domaines aussi variés que l'architecture, la musique, le design et l'art. Par-dessus le marché, ces rassemblements s'organisent à une échelle internationale sous forme de labels attribués à des partenaires en réseaux dans différents pays. Elles se caractérisent par un mélange de dire et de faire provenant tout droit d'une culture de la démo : Upgrade!, Dorkbot, BarCamp, FooCamp. BarCamp se définit par exemple comme un réseau ouvert de participants qui définissent ensemble le programme des festivités principalement autour des applications Web naissantes, de l'open-source, des formats de données ouverts. La règle est la suivante :
    « pas de spectateurs, seulement des participants, réunis pour partager intensément par le biais de démos et discussions » (cf. règles d'un Barcamp).
    À la différence des FooCamps organisés par O'Reilly Media depuis 2004 et sur invitation seulement, les BarCamps sont ouverts à tous. Dorkbot et Upgrade! fonctionnent peu ou prou de la même manière mais concerne la robotique d'une part et l'art d'autre part.
    D'autres types de rencontres se déroulent autour d'un dispositif commun, restreint et plus classique, type PowerPoint avec un nombre limité de diapositives : Lightning Talk, TED, Pecha Kucha en sont un peu les leaders. Il s'agit d'interventions courtes où se croisent successivement différents participants venus échanger leurs recherches et tisser des liens professionnels. Par exemple, Pecha Kucha qui veut dire « le bruit qui court » est né à Tokyo en 2003 sous l'impulsion d'Astrid Klein et Mark Dytham de l'agence Klein Dytham Architecture (KDa). Chaque participant présente 20 images chacune projetée 20 secondes (20x20). Organisées au départ pour promouvoir l'espace SuperDeluxe, ces rencontres se sont étendues à plusieurs centaines de villes dans le monde.
    Enfin, un troisième type de rencontre utilise des méthodes précises et explicites pour faire circuler la parole dans un groupe donné afin d'optimiser leurs compétences. Citons Fishbowl ou Open Space Technology. Une conversation en aquarium (fishbowl conversation) est configurée selon des cercles concentriques de chaises. Sur les cinq chaises au centre sont assis les interlocuteurs. Les autres écoutent mais à tout moment, une personne des cercles extérieurs peut prendre une place au centre pour entrer dans la discussion.
    Si la démo est un nom commun, ces rencontres ont leur propre étiquette avec un nom propre. Ce sont des marques. Le caractère pluriel de celles-ci laisse à penser qu'elles sont dorénavant en concurrence les unes avec les autres. Il est parfois difficile de distinguer celles qui créent réellement les conditions d'un espace de partage, confrontation, discussion et celles qui déclinent la conférence d'invités sur un mode un peu cool. Chacun à sa manière tente sans doute d'inscrire une marque sur l'innovation et la créativité. Être invité à TED est aussi prestigieux que d'avoir publié un article dans une revue spécialisée. Pour autant, ce qu'on y apprend est parfois assez succinct et le caractère expéditif des exposés a fait l'objet de quelques critiques salées. Les outils technologiques et épistémologiques sont devenus un enjeu de pouvoir ou de contre-pouvoir dans une société de la connaissance : une extension du domaine de la lutte41. Alimenter la créativité à travers la démo et des rencontres collectives (contre-conférences) aura sans doute pour effet de faire école comme le Bauhaus, le Black Mountain College ou le MediaLab.


  • Conférence-performance

    Durant l'automne 2009, le centre Georges Pompidou a organisé Le nouveau festival, une manifestation dédiée à la création d'aujourd'hui sous toutes ses formes selon le communiqué (formule un peu bateau). Une bonne partie de ce festival était consacrée à la conférence-performance, un format entre conférence et performance qu'empruntent plusieurs artistes actuels. Figuraient dans cette programmation de Jean-Philippe Antoine des interventions de Erik Duycakerts (Euristique du détachement), Guillaume Desanges (Signs and Wonders), Patrick Bernier et Olive Martin (Plaidoirie pour une jurisprudence…), Jean-Yves Jouannais (Encyclopédie des guerres) et d'autres encore. Chacune de ces interventions a eu lieu à des jours différents de la semaine avant d'être filmée puis mise en ligne sur le site Dailymotion. Le phénomène de la conférence-performance a fait l'objet d'une exposition la même année à Cologne avec les artistes tels que Fia Backström, Lutz Becker, Pauline Boudry et Renate Lorenz, Achim Lengerer, TkH, Tris Von Michell et Jeronimo Voss. Plusieurs acteurs de cette frange de l'art contemporain interviennent à la lisière de la critique d'art, du commissariat d'exposition et l'édition : Pierre Leguillon, Guillaume Desanges, Jean-Marc Chapoulie, Béatrice Méline… Ils partagent un goût pour des historiens de l'art qui ont renouvelé la lecture des oeuvres comme Aby Warburg avec l'iconologie ou Heinrich Wolfin et son recours au diaporama.
    Comme son nom l'indique la conférence-performance mêle conférence et performance, théorie et pratique indifféremment. On retrouve cette indistinction dans la démo, constituée de gestes et de parole, de matière digitale et langagière. Ce trait en commun mérite que je m'y attarde, histoire de marquer tantôt mon adhésion tantôt ma distance. En regardant certaines conférence-performances, j'ai ressenti une affinité très forte avec la démo. Bien sûr, ils ne trifouillent pas des machines électroniques et des logiciels. Ils manipulent des outils plus abstraits et à la fois plus rudimentaires. Dans Signs and wonders, Guillaume Desanges et Alexandra Delage réalisent un théâtre d'ombres chinoises sur une scène à l'aide d'un rétro-projecteur sur un écran. D'un côté Alexandra Delage agence des objets simples comme du scotch ou du papier pour reproduire des compositions de formes géométriques récurrentes des avant-gardes du vingtième siècle (carré, ligne, grille). De l'autre, Guillaume Desanges commente ces apparitions à l'écran par une analyse subjective et sensible des inconscients de la modernité. Le dispositif du rétro-projecteur et le ton appliqué du locuteur donne l'impression d'assister à une leçon de choses. L'idolâtrie qu'on prête à ces formes élémentaires de l'art est désamorcée par un dispositif à la fois désuet et poétique.
    Dans certains cas, la référence à l'histoire de l'art est si présente dans les conférence-performances qu'elle tourne à la dévotion : Broodthaers chez Jean-Philippe Antoine, Blinky Palermo chez Pierre Leguillon, Henri Chopin chez Tris Von Michell. C'est un art très référenciel mais aussi très révérenciel. Dans sa manière de couver les figures incontournables de l'histoire de l'art, je le trouve bourgeois. Comme toute confrontation à un modèle, si celui-ci n'est pas dépassé, il reste un abri et ne sert qu'à préserver des acquis.


7. Conclusion

Les expressions « contre-conférence » et « conference-performance » résonnent comme des déclinaisons autour de quelque chose qui se cherche. Elles semblent transitoires, en quête d'émancipation de formats établis. Vu d'en haut, sans regarder trop les détails42, on distingue des courants parallèles, différents mouvements sociaux qui s'affairent à questionner les outils, tangibles, conceptuels, poétiques, technologiques ou scientifiques. Ces groupes élaborent des formats qui s'enracinent dans la démo comme forme exemplaire. Chacun se demande à quoi ça sert ? À quoi sert ce avec quoi nous sommes censés travailler ? Ces questions n'appartiennent à aucun champ en particulier parce qu'elles reflètent des changements de taille, des questions de civilisations.
Mais ne nous hasardons pas ! Ce qui semble un élan d'enthousiasme de ma part n'est en réalité que le plaisir de clore aujourd'hui ce texte après l'avoir mitonné plusieurs mois. À suivre…




1 Eric Arlix, Dindon, Patrick Bernier & Olive Martin, Thomas Bousquet, Claude Closky, Driessens & Verstappen, Frédéric Drouillon, Thaddaeus Frogley & Gavin Buttimore, Jeff Guess & Kevin Mc Coy, Olivier Huz, Christophe Guillon, Olivier Huz, Bernard Joisten, Kolkoz, Netochka Nezvanova, Noweb, Cédric Pigot, Emilie Pitoiset, Guillaume Poulain, Antoine Schmitt, Eric Serandour, Yusuke Shinyama, Ilona Tikvicki, Cécile Vendredly, Christian Vialard, Thomas Zoritchak.

2 Cette expression est reprise d'une remarque de Paul Devautour à propos du travail d'un étudiant des beaux-arts de Toulouse ayant séjourné six mois à XiYiTang, l'école post-grade d'art situé à Shanghai dont il est le directeur padagogique. J'y ai effectué une résidence en septembre 2009.

3 Funware, Exposition collective à Arnolfini (Bristol), MU (Eindhoven) et HMKV (Dortmund), 2010 et 2011.

4 « Pour pouvoir suivre aisément la pensée d'un auteur, il faut pouvoir la précéder, il faut pouvoir pressentir une conclusion vers laquelle on est acheminé. Sans doute est-là une des principales raisons pour lesquelles Le cru et le cuit est un ouvrage difficile. Le propos central est bien annoncé dès la première page : « montrer comment des catégories empiriques telles que le cru et le cuit, de frais et de pourri, de mouillé et de brûlé, etc. (...) peuvent néanmoins servir d'outils conceptuels pour dégager des notions abstraites et les enchaîner en propositions ». Et la conclusion peut se résumer en C.Q.F.D. Mais si la lecture nous fait constamment percevoir autre chose, c'est qu'il y a une distinction entre le but de l'ouvrage, ainsi énoncé, et son objet qui est le maniement des mythes eux-mêmes. Si démonstration il y a, ce n'est pas à la manière du géomètre dont toute l'attention est absorbée par l'administration de la preuve, mais à celle du démonstrateur qui fait ressortir toutes les particularités d'une mécanique complexe. » (François-André Isambert, Lévi-Strauss Claude, Mythologiques. Le cru et le cuit, Revue française de sociologie, 1965, vol. 6, n° 3, pp. 392-394.)

5 Etienne Cliquet, L'esthétique par défaut, 2002.

6 Peter Lunenfeld, Christina Engelbart et Ted Nelson m'ont répondu par mail qu'ils n'étaient pas en mesure de situer précisément l'apparition de la démo.

7 Eric S. Raymond, Cyberlexis, trad. Frédéric de Solliers, Masson, 1997. page 85

8 NetLingo: The Internet Dictionary

9 Richard Sennett, Ce que sait la main - la culture de l'artisan, trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, Albin Michel, 2009. page 63

10 Andy Hertzfeld, Bouncing Pepsis, mars 1983, Folklore.org

11 John Fitch, Computer Sketchpad, Science Reporter, WGBH, 1964 (sur Youtube)

12 Richard Sennett, Ce que sait la main - la culture de l'artisan, trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, Albin Michel, 2009. p. 253

13 Peter Lunenfeld, Demo or die: performance anxiety and the digital artist, magazine Afterimage, nov-dec. 1997.

14 Stewart Brand, The Media Lab, Penguin books, 1988.

15 Stewart Brand, The Whole Earth Catalogue, 1968-1972.

16 Peter Lunenefeld, Snap to grid, A User's Guide to Digital Arts, Media, and Cultures, MIT Press, 2000.

17 Perry Anderson, Les origines de la postmodernité, trad. Natacha Filippi, Les Prairies Ordinaires, 2010, p. 131.

18 Gilles Dowek, Les métamorphoses du calcul, Le Pommier, 2007.

19 L'existence de Lenna et sa reprise par la communauté des informaticiens m'a été révélée par une de mes étudiantes, Margaux Berrard, qui utilise cette figure féminine dans son travail.

20 Eve Chiapello et Luc Boltanski, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.

21 Pierre-Michel Menger, Portrait de l'artiste en travailleur, Seuil, 2002.

22 Ibid. pp 8-9.

23 Frédric Jameson, Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, trad. Florence Nevoltry, ENSBA, 2007.

24 On peut lire une critique du livre de Jean-Pierre Menger par Yann Moulier Boutang sur le site Internet de la revue Multitudes.

25 Nicolas Bourriaud, Radicant - Pour une esthétique de la globalisation, Denoël, 2009.

26 Nathalie Heinich, Être artiste, éditions Klincksieck, 1996.

27 Ibid.

28 « Par exemple, outil visuel signifie quelque chose de très spécifique. Cette expression, qui ne me semble pas avoir été utilisée auparavant, a des caractéristiques précises. Tout d'abord et comme tout outil, il a des particularités spécifiques tout comme une scie, une longue vue, un marteau... Tous ces outils servent généralement à exécuter une ou des fonctions précises mais ne compte plus pour grand-chose dans la réalisation finale. En revanche, l'outil dont je parle et dont je me sers participe non seulement à la construction, mais s'y trouve visuellement associé dans son résultat final. D'où le terme d'outil visuel. C'est un outil dont l'espacement entre les bandes blanches et colorées qui le constituent (8,7 cm) est la seule caractéristique visuelle immuable. Très similaire au mètre étalon, qui dans certaines sociétés permet à toute personne qui construit de se référer à cette mesure, il s'agit d'un outil qui sert également à mesurer, mais qui en plus laisse sa forme sous les yeux. Outil visuel est donc un concept spécifique à mon travail, difficilement applicables à d'autres démarches. » (Daniel Buren, Au sujet de… : entretien avec Jérôme Sans, Flammarion, 1998).

29 Software Studies Initiative, Université de Californie de San Diego (UCSD).

30 Franck Frommer, La pensée PowerPoint - enquête sur un logiciel qui rend stupide, La Découverte, 2010.

31 David Byrne, Envisioning Emotional Epistemologic Information, 2001-2006.

32 Jeremy Rifkin, L'âge de l'accès, trd. Jean-Marc Upéry, La Découverte, 2000.

33 Birds of a feather, Wikipedia (consulté le 3 août 2010).

34 Richard Stallman, The first software-sharing community, 1998-2010.

35 Birds of a Feather, SIGGRAPH-2010 (consulté le 7 septembre 2010).

36 Jacques Rancière, La haine de la démocratie - Chroniques des temps consensuels, Multitudes, 15 décembre 2005 (consulté le 17 mai 2010).

37 C'est aussi l'avis de la linguiste Claire Herrenschmidt qu'elle exprime dans en ces mots : « Univers étonnant que l'informatique pour un habitué des humanités. D'emblée elle se classe parmi les techniques, les sciences appliquées de l'ingénieur, dont les bases reviennent aux recherches en science fondamentale des physiciens, mathématiciens, linguistes et logiciens, et pourtant partage, à y regarder de plus près, nombre de ses traits avec l'art, la poésie, le dessin et le projet utopique. Douglas Engelbart, hostile aux investissements nucléaires de son pays, désirait « augmenter l'intellect humain ». Richard Stallmann, croisé du logiciel libre, fut radicalement opposé au brevetage des biens informationnels. Linus Torvalds livra par le biais de la communication cybernétique son système d'exploitation aux hackers, « mordus d'informatique », mondiaux, en sorte qu'il soit testé, expérimenté, complété, amélioré. Tim Berners-Lee et Robert Cailliau imaginèrent la Toile pour un accès libre aux ressources scientifiques - et tant d'autres. Ils s'inscrivirent dans la lignée des réformateurs sociaux du XIXe siècle qui ouvrirent des cabinets de lecture, des maisons d'édition, puis des universités populaires gratuites : dans leurs idées comme dans leurs pratiques, le don sous la forme qu'il revêt en informatique, le don-partage, y règne en maître. » (Clarisse Herrenschmidt, Les trois écritures - Langue, nombre, code, Gallimard, 2010, p. 461.)

38 Stevenote est un néologisme formé à partir du prénom de Steve Jobs (patron d'Apple) et keynote (discours d'introduction). Stevenote désigne le show d'ouverture qu'exécute chaque année Steve Jobs lors de la Convention annuelle d'Apple au cours de laquelle il effectue une démo des nouveaux produits comme l'Ipad en 2010 (Apple special event 2010). Ces démos sont devenues des messes commerciales ridicules, sorte de playback sans aucune expérimentation ni invention.
Archive de 1991 à 1999

39 Vidéo capture écran, Wikipedia (consulté le 10 novembre 2010).

40 Easter egg, Wikipedia (consulté le 10 décembre 2010).

41 Le mystère Picasso cache une histoire d'outils. À l'origine du projet, Picasso était plutôt réticent parce qu'il ne voulait pas être représenté tournant le dos à la caméra. Le tournage commença suite aux premiers stylos feutres qu'il avait alors importés spécialement des Etats-Unis. Il avait remarqué que l'encre transperçait les feuilles de papier, ce qui lui donna l'idée de filmer l'envers du support en évitant ainsi de tourner le dos à la caméra.

42 Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq décrit un monde dans lequel la sexualité est devenue un secteur concurrentiel comme un autre, la liberté sexuelle laissant place au libéralisme sexuel. Certains aimeraient faire subir le même sort à la créativité et la connaissance.

43 Je pense au concept de « lecture de loin » théorisé par Franco Moretti à propos de l'histoire de la littérature et en particulier à l'émergence du roman en Europe au XIXe Siècle. (Franco Moretti, Cartes, graphes et arbres, Les Prairies Ordinaires, 2003).



Remerciements : Sonia Marques, Antoine Cliquet, Christophe Bruno, Olivier Belhomme, Jean-Baptiste Labrune, Paul Devautour, Béatrice Méline, Katharina Schmidt, Gregory Chatonsky, Edric Douglas Stanley, Julie Morel et tous mes étudiants de l'école supérieure des beaux-arts de Toulouse.


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Dernière modification : 23 février 2011 à 23h08.